Cartographie des compétences : 3 questions que personne n’ose trancher (et qui font échouer vos projets)
CE QU’IL FAUT RETENIR DE L’ARTICLE
Pourquoi tant de référentiels de compétences finissent dans un tiroir ? Parce qu’on évite de trancher 3 questions stratégiques dès le départ :
Question 1 : Qui détient la vérité sur les compétences ?
- Auto-évaluation → surévaluation systématique (surtout sur les soft skills)
- Évaluation managériale → vision limitée au poste actuel
- 360° → chronophage et nécessite une culture du feedback mature
- L’arbitrage : adapter la source à la nature de la compétence (tests pour le technique, manager pour le métier, 360° pour le leadership, déclaration pour les compétences hors poste actuel)
Question 2 : Demander ou observer ?
- Déclaratif pur → facile à scaler mais passe à côté des compétences tacites
- Observation pure → riche mais ingérable au-delà de 50 personnes
- L’arbitrage : commencer par le déclaratif structuré, puis enrichir par l’observation sur les 20% de populations stratégiques
Question 3 : Photo ou film ?
- Cartographie annuelle → obsolète avant d’être terminée (surtout en CIB avec l’évolution réglementaire et tech)
- Temps réel intégral → charge mentale insoutenable, données inexploitables
- L’arbitrage : mise à jour semestrielle/annuelle globale + suivi continu sur les événements significatifs et métiers critiques
Le message central : Il n’y a pas de méthode parfaite. Il y a des choix assumés en fonction de votre finalité (SWP, mobilité, formation…), de vos ressources, et de votre culture d’entreprise.
La suite détaille chaque friction avec des exemples CIB concrets et des grilles de décision actionnables.
Imaginez : une banque de financement et d’investissement, 5 000 collaborateurs, lance un grand projet de référentiel de compétences.
Objectif affiché : mieux connaître les talents internes, anticiper les besoins futurs liés aux transformations réglementaires et technologiques, faciliter la mobilité entre les lignes métiers. Un an de travail, des ateliers avec les responsables de desks, des prestataires externes mobilisés. Le référentiel est livré, déployé, présenté en grande pompe.
Résultat deux ans plus tard ? Personne ne l’utilise.
Ni pour les évaluations annuelles. Ni pour identifier les besoins en formation. Ni même pour les recrutements internes. Le référentiel dort dans un coin du SIRH, consultable mais jamais consulté. Les managers trouvent ça « trop RH », les collaborateurs n’y croient pas, et les compétences listées sont déjà en partie obsolètes.
Cette histoire n’est pas isolée. Elle illustre une réalité : créer une cartographie des compétences est facile. En faire un outil vivant et utile, c’est une autre histoire. Et souvent, l’échec vient de trois questions qu’on évite de trancher dès le départ.
Question 1 : Qui détient la vérité sur les compétences ?
Quand vous lancez un projet de cartographie des compétences, une des premières décisions à prendre est celle-ci : qui va évaluer les compétences ? Le collaborateur lui-même ? Son manager ? Les deux ? Un expert externe ?
Le piège de l’auto-évaluation « démocratique »
Dans notre exemple, la banque avait opté pour une double évaluation : le collaborateur s’auto-évalue, puis le manager valide ou ajuste. Sur le papier, c’est parfait. Ça implique le collaborateur, ça responsabilise le manager, ça paraît équilibré.
Dans la réalité ? Les collaborateurs ont surévalué leurs compétences (qui va admettre qu’il maîtrise moyennement un outil qu’il utilise depuis 5 ans ?). Les managers ont validé par défaut pour éviter les conflits. Et au final, la cartographie ne reflétait ni la réalité, ni les besoins réels de l’entreprise.
Un exemple concret : dans une équipe de structuration produits dérivés, tous les analystes se déclaraient « experts » en modélisation financière et en Python. Mais quand il a fallu lancer un projet de refonte d’un modèle de pricing, seuls 2 sur 8 étaient réellement capables de contribuer. Les autres avaient une maîtrise de base, suffisante pour leurs tâches quotidiennes, mais pas pour un projet d’envergure.
Résultat : personne ne croit au référentiel. Si les données ne sont pas fiables, à quoi bon les utiliser ?
L’illusion de l’évaluation managériale pure
À l’inverse, certaines entreprises confient l’évaluation uniquement aux managers. Le problème ? Un manager voit surtout les compétences utilisées dans le poste actuel. Pas celles qui sont en sommeil, ni celles acquises ailleurs, ni celles que le collaborateur pourrait développer rapidement.
Sans compter que le manager n’a pas toujours la finesse technique pour évaluer des compétences pointues.
Prenons l’exemple d’un responsable d’équipe M&A : il peut difficilement évaluer avec précision le niveau de maîtrise des normes comptables IFRS 17 de ses analystes, ou leur capacité réelle à utiliser des outils de data room avancés. Il voit que le travail est fait, mais pas toujours le « comment » ni le niveau de sophistication mobilisé.
L’arbitrage à faire
Il n’y a pas de méthode universelle, mais voici une règle pragmatique :
- Pour les compétences techniques dures (maîtrise d’un logiciel, d’une norme, d’une langue) : privilégiez des évaluations objectives, voire des tests ou certifications. L’auto-évaluation et l’avis du manager sont souvent biaisés.
- Pour les compétences métier et organisationnelles (gestion de projet, relation client, pilotage budgétaire) : croisez l’avis du manager et du collaborateur, mais donnez plus de poids au manager qui observe la mise en pratique.
- Pour les soft skills (leadership, communication, adaptabilité) : le 360° peut avoir du sens, mais uniquement si vous avez la maturité culturelle pour l’encadrer. Sinon, restez sur l’observation managériale.
- Pour les compétences hors poste actuel (acquises dans d’autres entreprises, d’autres postes, ou en dehors du travail) : c’est la déclaration du collaborateur qui prime. Le manager actuel ne peut pas évaluer ce qu’il n’a jamais observé. Ces compétences dormantes sont souvent une mine d’or pour la mobilité interne et les projets transverses. Un trader qui a fait 5 ans de conseil avant d’arriver en banque a une capacité de structuration de problèmes complexes que son manager de desk ne voit pas forcément au quotidien.
La vraie question à vous poser : quelle est la finalité de votre cartographie ? Si c’est pour du Strategic Workforce Planning et identifier des gaps critiques, vous avez besoin de données fiables, même si ça demande plus d’efforts. Si c’est pour alimenter des discussions de développement, l’auto-évaluation peut suffire comme point de départ.
💡 À RETENIR
Il n’existe pas de source de vérité unique sur les compétences. L’arbitrage dépend du type de compétence évaluée :
- Compétences techniques → Tests objectifs ou certifications
- Compétences métier → Croisement collaborateur + manager (poids sur le manager)
- Soft skills → Observation managériale ou 360° (si culture adaptée)
- Compétences hors poste actuel → Déclaration du collaborateur (seule source fiable)
Question 2 : Faut-il demander ou observer ?
Deuxième dilemme : comment capturer les compétences ? Vous lancez un questionnaire en demandant aux collaborateurs de lister leurs compétences ? Vous observez sur le terrain ? Vous analysez les projets et missions réalisés ?
Le piège du déclaratif pur
Dans notre cas de banque CIB, tout reposait sur des questionnaires et des auto-déclarations. Pratique, scalable, facile à déployer. Mais fondamentalement limité.
Pourquoi ? Parce qu’on ne connaît pas toujours bien ses propres compétences. On oublie des savoir-faire qu’on mobilise sans y penser. On sous-estime ce qui nous paraît évident. Et surtout, on peine à formuler des compétences tacites, celles qui font qu’on est bon dans ce qu’on fait sans pouvoir vraiment l’expliquer.
Exemple typique en CIB : un trader senior peut déclarer maîtriser « l’analyse de marché » et « la gestion du risque ». Mais ce qui fait vraiment sa valeur, c’est sa capacité à sentir un retournement de marché avant les autres, à gérer ses émotions en période de stress extrême, à négocier avec des contreparties difficiles. Ces compétences-là ne ressortent jamais dans un questionnaire standard.
Résultat : des cartographies plates, où tout le monde coche les mêmes cases et où les vraies différences de maîtrise ne ressortent pas.
Le piège de l’observation sans structure
À l’opposé, certains RH misent tout sur l’observation : revues de projets, discussions avec les managers, analyse des réalisations concrètes. C’est plus riche, plus fin… mais ça ne passe pas à l’échelle.
Observer 50 personnes, c’est faisable. Observer 500 ou 5 000 collaborateurs, ça devient ingérable. Et vous créez des inégalités : ceux qui sont visibles seront bien évalués, les autres passeront sous le radar.
L’arbitrage à faire
La bonne approche mélange les deux, mais dans un ordre précis :
- Commencez par le déclaratif structuré : questionnaires, inventaires de compétences, auto-évaluations. Ça vous donne une base de données exploitable rapidement.
- Validez et enrichissez par l’observation : entretiens annuels, revues de projets, échanges avec les managers. C’est là que vous allez corriger les biais et identifier les compétences cachées.
- Croisez avec les données d’activité : quels projets ont été menés ? Quels outils sont réellement utilisés ? Quelles formations suivies ? Ces traces objectives complètent la cartographie.
L’erreur à éviter : vouloir tout cartographier dès le départ. Privilégiez une approche itérative et progressive : commencez par un périmètre restreint et stratégique (une ligne métier, un desk pilote, une population critique), affinez votre méthode, puis élargissez au fur et à mesure. Vous apprendrez en marchant ce qui fonctionne dans votre contexte, combien de temps ça prend réellement, et quels ajustements sont nécessaires. Une fois la méthode rodée sur 50 personnes, vous pourrez la déployer sur 500 avec plus de confiance et d’efficacité.
🎯 MÉTHODE PROPOSÉE
Approche itérative en 3 phases :
- Phase déclarative : Questionnaires et auto-évaluations (base de données rapide)
- Phase validation : Entretiens et revues managériales (correction des biais)
- Phase enrichissement : Analyse des projets, formations, outils réellement utilisés
Déploiement progressif :
- Pilote : Commencez par 1 ligne métier ou 1 desk stratégique (~50 personnes)
- Apprentissage : Affinez la méthode, mesurez le temps réel nécessaire, ajustez
- Scale : Élargissez progressivement une fois la méthode rodée et acceptée
Puis concentrez l’observation approfondie sur les 20% de populations vraiment stratégiques.
Question 3 : Photo instantanée ou film en continu ?
Troisième grande question : à quelle fréquence mettre à jour votre cartographie des compétences ?
Le piège de la photo annuelle obsolète
Revenons à notre banque CIB. Le référentiel de compétences a été construit en un an. Le temps de le finaliser, de le tester, de le déployer, et hop : certaines compétences listées étaient déjà dépassées. De nouveaux outils étaient arrivés (Bloomberg a sorti de nouvelles fonctionnalités, Python a remplacé VBA dans certaines équipes), des réglementations avaient évolué (MiFID II, Bâle III), des métiers s’étaient transformés.
Un exemple frappant : au moment du lancement du référentiel, personne n’avait anticipé l’explosion des compétences en ESG (critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) et en finance durable. Deux ans plus tard, c’était devenu une compétence critique pour de nombreux métiers (structuration de produits, analyse crédit, M&A), mais elle n’apparaissait même pas dans le référentiel initial.
Une cartographie figée devient rapidement un frein plutôt qu’un outil. Les collaborateurs ne s’y reconnaissent plus. Les managers ne la consultent pas parce qu’elle ne reflète plus la réalité.
Le risque : investir beaucoup de temps pour créer un référentiel mort-né.
Le piège du temps réel irréaliste
Face à ce constat, certains veulent basculer dans le « temps réel » : demander aux collaborateurs de mettre à jour leurs compétences en continu, intégrer des flux de données automatiques, synchroniser avec les parcours de formation…
Belle ambition. Mais dans les faits, ça crée une charge mentale et administrative énorme. Les collaborateurs ne le font pas (ou mal). Les données deviennent un bruit de fond inutilisable. Et vous vous retrouvez avec une base de données bordélique que personne ne pilote vraiment.
L’arbitrage à faire
Il faut accepter qu’une cartographie des compétences soit toujours un compromis entre précision et praticabilité.
Voici ce qui fonctionne dans la plupart des contextes :
- Une mise à jour semestrielle ou annuelle structurée pour l’ensemble de la population. C’est le socle : campagnes d’évaluation, revues managériales, entretiens annuels.
- Une mise à jour continue pour les événements significatifs : nouvelle certification obtenue (CFA, FRM, certification AMF), changement de poste, formation longue suivie, projet structurant mené (deal majeur, transformation d’un desk). Pas besoin de tout tracer, juste ce qui change vraiment la donne.
- Une revue spécifique pour les métiers critiques ou en tension : dans le CIB, certains profils sont stratégiques et évoluent très vite (quantitative analysts, data scientists, experts réglementaires post-Brexit, spécialistes crypto-actifs). Identifiez les 10-15% de postes critiques et suivez-les de plus près.
La vraie question : combien de temps après votre cartographie commence-t-elle à perdre de sa pertinence ? Avec l’évolution rapide des réglementations et des technologies, c’est souvent 6 à 12 mois maximum. Si vos métiers évoluent moins vite, une revue annuelle peut suffire. Adaptez la fréquence à la vitesse d’évolution de vos métiers, pas à un idéal théorique.
⚖️ TROUVER LE BON RYTHME
- Mise à jour globale : Semestrielle ou annuelle selon la vitesse d’évolution de vos métiers
- Mise à jour continue : Uniquement pour les événements significatifs (certification, changement de poste, formation longue)
- Suivi renforcé : Pour les 10-15% de postes critiques ou en forte tension
Le bon rythme = celui que vous pouvez tenir dans la durée sans épuiser vos équipes.
Ce qui fait la différence : clarifier l’usage avant de construire l’outil
Revenons une dernière fois à notre banque CIB. Pourquoi le référentiel de compétences n’a-t-il jamais été utilisé ?
Parce qu’il a été construit sans répondre clairement à ces trois questions. Parce qu’on a voulu faire « bien » et « complet » plutôt qu’utile et actionnable. Parce qu’on a cherché à satisfaire tout le monde (les responsables métiers, les RH, les collaborateurs, la direction) et qu’au final, on n’a satisfait personne.
Un exemple révélateur : le référentiel incluait des centaines de compétences détaillées pour tous les métiers (front office, middle office, back office, support), mais personne n’avait défini clairement si cet outil devait servir à identifier les besoins de recrutement post-Brexit, à gérer la mobilité interne, ou à planifier les formations réglementaires. Résultat : il ne servait à rien de tout cela.
La leçon : avant de vous lancer dans un projet de cartographie des compétences, posez-vous ces questions :
- À quoi va servir concrètement cette cartographie ? Mobilité interne ? Anticipation des besoins de recrutement ? Identification des besoins de formation ? Plan de succession ? Chaque usage implique des choix différents.
- Qui va l’utiliser au quotidien ? Si ce sont les managers, elle doit être simple et parler leur langage. Si c’est pour du Strategic Workforce Planning, elle doit être plus fine flexible, et agrégeable.
- Quelles ressources êtes-vous prêt à y consacrer ? Construire un référentiel, c’est un projet. Le maintenir à jour, c’est un processus permanent. Si vous n’avez pas les moyens de faire vivre l’outil, mieux vaut partir sur quelque chose de plus simple mais soutenable.
Il n’y a pas de cartographie des compétences parfaite. Il y a des cartographies utiles, utilisées, qui répondent à un besoin précis. Et pour y arriver, il faut accepter de trancher, d’arbitrer, de renoncer à l’exhaustivité pour gagner en pertinence.
✅ CHECKLIST AVANT DE VOUS LANCER
Avant de démarrer votre projet de cartographie, assurez-vous d’avoir des réponses claires à ces questions :
☑️ Finalité : À quoi va servir concrètement cette cartographie ? (mobilité, recrutement, formation, workforce planning…)
☑️ Utilisateurs : Qui va l’exploiter au quotidien ? (managers, RH, direction, collaborateurs…)
☑️ Sources d’évaluation : Qui évalue quoi ? (auto-évaluation, manager, 360°, tests…)
☑️ Méthode de capture : Déclaratif seul ou enrichi par l’observation ?
☑️ Fréquence de mise à jour : Quel rythme pouvez-vous tenir durablement ?
☑️ Ressources : Avez-vous les moyens (temps, budget, outils) de maintenir l’outil vivant ?
Si vous n’avez pas de réponse claire à l’une de ces questions, c’est le moment d’y réfléchir. Pas après le lancement.
Vous avez tranché ces 3 questions ? Parfait. Mais comment concrètement construire un référentiel de compétences qui ne finira pas dans un tiroir ? Nous détaillons la méthodologie complète dans notre article : Comment créer un référentiel de compétences qui transforme vraiment votre organisation.
Vous lancez un projet de cartographie des compétences ?
Avant de vous lancer, prenons 30 minutes pour challenger votre approche. Quelle finalité ? Quelles sources de données ? Quelle fréquence de mise à jour ? Ces choix feront toute la différence entre un référentiel qui dort dans un tiroir et un outil qui transforme vraiment votre gestion des talents.
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